La prochaine Conférence mondiale des Radiocommunications (CMR-23) fait de 2023 une année-charnière pour la culture européenne. En effet, les délégués qui se réuniront en novembre à Abou Dabi pour décider ensemble de l’allocation optimale de cette ressource rare que constitue le spectre radioélectrique tiendront entre leurs mains rien moins que le sort de la création artistique : la bande de fréquences UHF 470-694 MHz est devenue vitale pour la production de musique.
La France, berceau des Lumières, a traditionnellement attaché un grand prix à la culture. Celle-ci n’étant pas figée dans le passé, aussi glorieux soit-il, ses divers gouvernements n’ont eu de cesse de mettre à la disposition des créateurs tous les moyens nécessaires à leur inspiration et à une communion sans faille avec leur public. Or, la culture étant à la fois un reflet et un creuset des us et coutumes, ces ‘boites à outils’ ont une composante technologique de plus en plus marquée. C’est ainsi qu’en raison des progrès spectaculaires des communications sans fil, les concerts publics –mode favori de la jeunesse pour ses expériences musicales – sont devenus inconcevables sans disposer de fréquences stables et libres d’interférences.
Véronique Cayla, alors présidente d’ARTE France, posait le problème en ces termes : « La délinéarisation a pour effet de fragmenter les usages et d’isoler les individus. Or le public a besoin d’élans collectifs… Plus nous serons délinéarisés, plus ce retour vers le collectif sera nécessaire. » Consciente de la vocation de la chaine qu’elle dirigeait à « rassembler autour d’expériences des sens qui créent des émotions communes », Mme Cayla précisait que « la culture est un plaisir solidaire, un plaisir qui se partage avec le plus grand nombre… Nous voulons faire en sorte que la culture soit un lieu effectif de rassemblement et de réconciliation : transmettre, partager, aller à la rencontre de l’autre. »
On ne saurait douter que la France ait une juste vision des enjeux de la CMR-23. Il suffit de constater qu’elle soutient sans réserve le statu quo, rendant ainsi un hommage mérité à la coexistence fructueuse jusqu’ici de la radiodiffusion et des PMSE dans la gestion de la bande UHF 470-694 MHz. Pourtant, cette portion du spectre, fort convoitée, fait l’objet de manœuvres incessantes de la part d’autres parties prenantes. Si celles-ci devaient l’emporter, le choc serait fatal pour notre culture, soit que les industries créatives cèdent encore du terrain après les deux retraits consécutifs aux ‘dividendes numériques’, soit que la gestion de cette bande de fréquences soit partagée entre radiodiffuseurs et opérateurs mobiles, deux secteurs dont le modus operandi est à ce point divergent qu’il augure mal d’une cohabitation pacifique et bénéfique aux usagers.
Face à cette menace, tous ceux qui en Europe se préoccupent de culture et de créativité devraient serrer les rangs. Hélas, le premier pas vers cet indispensable front commun n’est pas encore acquis. Ainsi l’Allemagne, dont le Parlement avait pourtant fait preuve d’une grande sensibilité à ce danger en sonnant, le premier, l’alarme quant aux ravages à attendre d’un nouveau renoncement de la part des acteurs culturels, n’est suivi que du bout des lèvres par le gouvernement qui hésite encore à arrêter sa position. L’Union européenne étant, à tant d’égards, en voie de désunion, on peut aujourd’hui légitimement redouter que l’allocation de la bande UHF 470-694 MHz ne fasse les frais de cette sinistre marche à contre-courant d’une histoire pourtant exemplaire depuis la naissance des institutions européennes dans les années 50.
Les débuts d’année étant souvent propices aux résolutions énergiques, il faut souhaiter ardemment que les partenaires de la France s’arment de courage face aux pressions en tous sens dont ils font l’objet et prennent leurs responsabilités face au risque de voir s’éteindre à jamais le rayonnement culturel de l’Europe. Faisons tout pour que 2023 ne voit pas se rompre la « corde de sauvetage » qui, en réservant un spectre stable et suffisant, assure la survie de la création musicale pour le plaisir et l’édification des publics les plus variés, à travers une expérience ‘solidaire’ de l’expression artistique. Surgissant sur les talons des confinements liés à la pandémie, un tel échec serait fatal à l’influence de la culture européenne autour du monde. Formons de vœux pour que les délégués de la CMR-23, dans leur grande sagesse, votent unanimement la prolongation illimitée dans le temps d’un statu quo qui a démontré ses mérites.