Frappée – peut-être davantage que toute autre nation tant le culte de la Culture est consubstantiel à l’identité française – par une pandémie qui, deux ans après s’être déclarée, ne cesse d’exercer ses ravages, la France a volé sur-le-champ au secours de son secteur culturel, avec les moyens du bord en renforçant un dispositif d’aide bien rodé, puis, grâce au plan d’urgence coordonné par la Commission européenne, en distribuant quelque deux milliards d’euros destinés à relancer l’ensemble du champ d’action artistique et à redynamiser une économie de la Culture profondément affectée par la suspension de la plupart de ses activités (cf. détail de ces mécanismes :
Sans remettre en cause le bien-fondé ni l’efficacité de ces actions, l’approche des élections présidentielles est, dans un contexte de reprise des contaminations, source d’un cafouillage d’autant plus mal reçu qu’il concerne des populations marquées par deux années de deuils, de privations et de contraintes en tous genres. En créant, au nom de la sauvegarde de la démocratie, une caste d’intouchables dont agissements et partisans bénéficient d’une sorte d’immunité à l’encontre des atteintes du virus, les pouvoirs publics alimentent doute et ressentiment à leur égard. Au pays qui a vu naître la Révolution de 1789, les mesures les plus récentes s’apparentent au fameux « S’ils n’ont plus de pain, donnez-leur de la brioche », et encore, à condition que celle-ci soit consommée assis.
Du rififi au sommet
En vertu de son article 4, notre Constitution dispose que « La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation. » La place de la Culture dans l’expression citoyenne n’étant pas aussi claire qu’il n’y paraît, le Conseil constitutionnel a été consulté à plusieurs reprises depuis le début de la pandémie. Le 31 mai 2021, il a établi un net distinguo entre simples « loisirs », sujets à d’éventuelles restrictions, et réunions politiques, si essentielles à l’exercice de la démocratie qu’elles ne sauraient être bridées. Plus – trop ? – subtilement, il laissait entendre que les activités syndicales ou culturelles ressortaient davantage de celles-ci que de ceux-là : « La notion d’activité de loisirs, qui exclut notamment une activité politique, syndicale ou culturelle, n’est ni imprécise ni ambiguë ». Mais le 9 novembre il venait renforcer les prérogatives dont jouissent les différentes phases du processus électoral en estimant que si des mesures sanitaires pouvaient intervenir durant la période électorale « la présentation du “passe sanitaire” ne peut être exigée pour l’accès aux bureaux de vote ou à des réunions et activités politiques ».
“Moi, disait un dindon, je vois bien quelque chose, mais je ne sais pour quelle cause je ne distingue pas très bien”. (Le Singe qui montre la lanterne magique, Jean-Pierre Claris de Florian)
Devant les progrès implacables du variant Omicron, l’exécutif n’allait pas tarder à s’emparer d’une perche aussi providentielle. Dans son allocution du 27 décembre, le Premier ministre Jean Castex levait en effet toute ambiguïté : sitôt confirmée « la spécificité de cette activité fondamentale, c’est-à-dire finalement de l’exercice de la démocratie”, il annonçait l’instauration d’une jauge qui limite les rassemblements en intérieur à 2.000 personnes et en extérieur à 5.000 personnes. De plus, les concerts debout sont interdits, et ce pour au minimum trois semaines. Culture et sport, rejoignant ainsi le peloton des loisirs, se voient donc soumis au nouveau protocole sanitaire, contrairement aux candidats à l’élection présidentielle d’avril prochain, qui pourront tenir des réunions politiques sans obligation de respecter les jauges.
Le recours à l’article 4 pour garantir le droit d’expression collective, qui arrime la liberté politique à la souveraineté du peuple, répond certes à une préoccupation légitime dans la mesure où partis et mouvements d’opinion organisés participent de l’expression du suffrage. Le caractère fondamental et quasi sacré de ce droit au regard de la démocratie justifie une interprétation extensive, laquelle aboutit en l’occurrence à exclure leurs rassemblements du champ d’application des jauges.
Rira bien qui rira le dernier
Le monde de la musique, et plus particulièrement celui des concerts ‘live’, se préparait sans précipitation à une nouvelle plongée dans l’abîme quand, le 29 décembre, Olivier Véran, ministre des Solidarités et de la Santé, ajoutait à la confusion en croyant bon de préciser : « Il n’y a pas de volonté du gouvernement de faire du deux poids deux mesures » entre le monde du spectacle et du sport d’un côté, et les politiques de l’autre.
On ne peut dès lors s’étonner de voir plusieurs artistes, tel Grand Corps Malade ou Julien Doré, annoncer, non sans humour, leur candidature à l’élection présidentielle. Certes symbolique et sans nulle portée pratique, cette réaction devrait pourtant prendre valeur d’avertissement aux yeux des pouvoirs publics : débordés par une crise sanitaire qui, en dépit d’une lutte acharnée, résiste aux traitements successifs, ils rivalisent de mesures coercitives dont certaines paraissent vaines, d’autres mal coordonnées ou inapplicables.
Au regard d’une réalité aussi prosaïquement matérielle que la technologie, une seule chose est sûre : si la Constitution parvient à assurer à nos élites politiques la propagation, contre vents et marées, de leur voix au service du débat démocratique, elles ne s’en retrouveront pas moins étroitement muselées que les artistes s’il advient que la Conférence Mondiale des Radiocommunications de l’an prochain (CMR-23) hésite à confirmer la vocation culturelle de la bande de fréquences 470-694 MHz. Comme il ne s’agit pas d’une décision nationale, voilà qui devrait donner du grain à moudre à celles de nos élites qui souhaitent inscrire leur action dans la durée…
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