Confier les politiques du spectre à l’Union européenne ? Une fausse bonne idée.

Confier les politiques du spectre à l’Union européenne ? Une fausse bonne idée.

Confier les politiques du spectre à l’Union européenne ? Une fausse bonne idée. 1280 850 SOS - Save our Spectrum

Une nouvelle en forme de bombe ! A quelques semaines des élections européennes, la Commission européenne a publié un Livre blanc intitulé « Comment répondre aux besoins de l’Europe en matière d’infrastructures ? »

https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/have-your-say/initiatives/14168-How-to-master-Europes-digital-infrastructure-needs?_en

Parmi d’autres mesures, ce document envisage de confier à l’Union européenne les politiques du spectre, jusqu’ici prérogatives nationales.

Le rôle considérable de la CEPT

Jusqu’à présent, la responsabilité de l’allocation et de la planification du spectre relève des Etats membres, à une exception près : s’agissant des questions transfrontières, c’est la Conférence Européenne des Administrations des Postes et des Télécommunications (CEPT) qui est en charge de l’Europe, et l’Union Internationale des Télécommunications (UIT) de la dimension internationale.

Tous les quatre ans, l’UIT organise des Conférences mondiales des Radiocommunications (CMR), la dernière ayant eu lieu en novembre et décembre 2023 à Dubaï. Dans ce cadre, près de 200 pays négocient l’allocation de fréquences au-delà de leurs frontières nationales en vue d’éviter toute interférence dans l’utilisation du spectre. Ce dispositif a fait ses preuves, même en temps de guerre.

Tous les pays-membres participent individuellement à ces CMR. L’Union européenne n’y prend part qu’au titre d’observateur. Bien que les Etats membres de l’UE aient élaboré à l’avance une position commune, il leur est néanmoins loisible de négocier au mieux de leur intérêt national. L’Espagne et l’Italie ont ainsi réussi récemment à protéger leur bande UHF TV de toute interférence de la part des communications commerciales mobiles.

Cette liberté n’est apparemment pas du goût de l’Union européenne, qui voit les choses autrement. Au cas où les mesures envisagées par le Livre blanc seraient suivies d’effet, les parlements nationaux n’auraient plus guère leur mot à dire en matière d’attribution de fréquences.

Les besoins du secteur de la communication mobile

Il est certes de nombreux domaines, tels la standardisation ou les droits des consommateurs, où des règles uniformes à travers l’UE sont bienvenues. Qui voudrait renoncer aux bénéfices considérables du marché unique? Le Royaume Uni apporte aussitôt un élément de réponse. Pourtant, le Livre blanc de la Commission n’entraîne pas facilement l’adhésion. Il est loin de paraître équitable et équilibré. Il reflète étroitement les besoins prétendus du secteur des communications mobiles.

En témoigne ainsi le fait qu’il insiste sur le « faible rendement » sans se référer une seule fois à la « culture ». Le Livre blanc n’hésite pas à citer les opérateurs mobiles, adoptant leurs arguments tels quels, par exemple en arguant, en page 14, « que les seules barrières à une offre transfrontière de réseaux et services tiennent aux rendements nets négatifs et au défaut de synergies résultant d’un environnement réglementaire fragmenté. »

Et de poursuivre: “Cependant, tant que les avantages d’une consolidation transfrontière sont entravés par le maintien de cadres réglementaires nationaux et l’absence d’un véritable marché unique, rien ne pourra venir compenser les inconvénients mentionnés ci-dessus. »

Les intérêts des utilisateurs de téléphonie mobile

En se contentant ainsi de définir le marché intérieur à l’aune des besoins des communications commerciales mobiles, le Livre blanc ignore purement et simplement qu’il faut aussi un marché unique pour les “Program Making and Special Events” (PMSE), c’est-à-dire les microphones sans fil, les oreillettes, etc. Une politique du spectre relève inévitablement d’un exercice d’équilibre entre les différentes parties prenantes, leurs intérêts et leurs défis propres. Le Livre blanc ne montrant nulle préoccupation d’assurer un tel équilibre, on peut légitimement soupçonner que l’UE veut s’emparer de ces compétences nationales dans le seul but de renforcer le secteur des communications mobiles.

Toutefois, le basculement envisagé est loin d’être inoffensif; il entraînerait un changement systémique et affaiblirait de façon irrémédiable le rôle de la CEPT. L’UE s’en accommoderait sans doute, mais au-delà des 27 Etats membres la CEPT compte également des Etats qui en souffriraient (Russie) ou pourraient y voir la rançon du Brexit (Royaume Uni). Si toutes les décisions devaient à l’avenir être prises au niveau de l’UE, les pays qui n’en sont pas membres se verraient ainsi privés de la possibilité de créer des alliances majoritaires à forte influence potentielle. Bruxelles mènerait la danse, depuis Dublin jusqu’à Moscou.

Substituer l’uniformité à la flexibilité

C’est exactement ce qui existe aux Etats-Unis, objecterez-vous. Ces décisions y appartiennent à une structure unique et indépendante, la Federal Communications Commission (FCC). Les innombrables autorités que compte l’Europe en la matière incitent probablement les fabricants et utilisateurs transfrontières de PMSE à former des vœux en vue d’une régulation européenne uniforme.

Mais ces communautés ont beaucoup à perdre d’une telle évolution, pour la simple raison que le Livre blanc semble l’œuvre de lobbyistes du secteur des télécommunications enclins à imputer à des régulations nationales des problèmes dont l’origine est surtout interne.

Face à ces appels renouvelés en vue d’un vrai marché unique, il est bon de se souvenir qu’à la CMR-23 les opérateurs de télécommunications s’en tenaient au mantra de la « flexibilité » en vue de ménager leur accès à la bande UHF TV entre 470 et 694 (ou 698) MHz dans des pays comme la Finlande. Cette voie leur fut interdite au nom de la doctrine européenne qui privilégie le « bien commun » (médias et culture) par rapport au commerce pur et dur. Il est désormais clair que les chantres de la « flexibilité » de décembre dernier ont fait campagne auprès de la Commission en faveur de l’uniformité et aux dépens de la flexibilité.

Les Etats-Unis, un modèle?

Quant à la FCC, l’importance du PMSE y est pleinement reconnue. Sa présidente, Jessica Rosenworcel, déclarait en février dernier: “ A moins que vous ne soyez associé à la production vidéo et audio, vous n’avez probablement pas entendu parler des microphones sans fil. Ils sont pourtant omniprésents, à commence par le Superbowl du week-end dernier.

Les microphones sans fil étaient indispensables aux commentaires sur place et dans les studios, de même que pour le spectacle de la mi-temps. Ils participent aux grandes productions de Broadway comme aux spectacles plus exclusifs. Ils sont sur tous les plateaux de production de films.

Ils sont également utilisés sur les lieux de culte, les stades et dans les écoles. Partout ces équipements fonctionnent à partir d’une combinaison de bandes de fréquences autorisées ou libres, telles les bandes 600 et 900 MHz, ou 1.4 GHz et7 GHz. Ces fréquences sont partagées avec toute une gamme d’autres services sans fil, y compris la radiodiffusion, l’aviation, le WiFi et d’autres technologies non astreintes à licence. S’assurer que l’ensemble de ces services puisse fonctionner simultanément et sans interférence n’est pas une mince affaire. »

Une déclaration de cette envergure serait bienvenue de la part de la Présidente de la Commission. Une telle clarté est précisément ce qui manque le plus à son Livre blanc.

Exproprier les responsabilités nationales en douceur

Malgré la toute la sympathie que l’on peut éprouver pour l’Union européenne et certains de ses efforts d’harmonisation –comme les satellites, par exemple – il faut absolument éviter de mettre en péril le cadre législatif national en matière de médias. L’exception culturelle ne saurait être menacée par le processus de marché unique. Les 16 Etats de l’Allemagne ont aussi leur mot à dire. Si les plans de l’UE devaient aboutir, on assisterait à une expropriation de sang-froid des compétences nationales.

Coordonner les différents niveaux de compétences et trouver des compromis deviendrait encore plus difficile qu’aujourd’hui. C’en serait fini du sacro-saint principe de subsidiarité. La solution des problèmes du secteur des communications mobiles ne repose par sur une nouvelle approche législative, mais sur des modèles d’affaires améliorés dans une perspective durable.

Une régulation des fréquences au niveau de l’UE qui impacterait leurs usages spécifiques obligerait les artistes et les organisateurs d’événements à s’adresser à une super-autorité à Bruxelles (ou à son siège, où qu’il soit). Jusqu’ici les autorités nationales offraient le premier point de contact, avec d’évidents avantages: un Polonais contacte l’autorité polonaise en polonais, un Portugais l’autorité portugaise en portugais.

En outre, ces autorités sont parfaitement au fait des situations régionales (en Allemagne, l’Agence Fédérale des Réseaux dispose de bureaux régionaux à cet effet). Doit-on priver les citoyens d’un service fort apprécié parce que fondé sur une connaissance fine du terrain? Est-ce la fin des règlements nationaux proches des citoyens?

Les utilisateurs de PMSE ne sont pas assez entendus

Ne nous attendons cependant pas à un changement immédiat. L’Europe s’apprête à élire un nouveau parlement en juin prochain. Une nouvelle Commission sera ensuite formée. Il n’est pas dit que celle-ci suivra aveuglément les propositions du Livre blanc. C’est pourtant probable, puisque les élus européens sont censés soutenir toutes les initiatives ayant pour objet – réel ou prétendu – de renforcer le marché unique. Les inquiétudes légitimes relatées ci-dessus seraient largement dissipées si le Livre blanc intégrait explicitement les besoins et les préoccupations des médias et de la culture au lieu de les ignorer pour se préoccuper exclusivement de la consolidation financière du secteur des communications mobiles.

Le jour où les décisions concernant l’usage des fréquences seront prises à Bruxelles, l’influence des lobbies s’exercera pleinement au profit des industriels qu’ils représentent. En revanche, les millions d’utilisateurs de PMSE ne seront pas entendus. On comprend ainsi le caractère éminemment politique de l’arbitrage des compétences. L’UE devrait prendre garde de ne pas s’aliéner ses artistes et musiciens, mais aussi ses téléspectateurs, ses fans de concerts ou de festivals. C’est l’essence même de la politique – mais aussi l’honneur de ceux qui la façonnent et la mettent en oeuvre – que de demeurer proche du peuple et à son service ; il n’est point de multinationale qui vaille de négliger ce principe fondateur.

Jochen Zenthöfer est le porte-parole de l’initiative européenne “SOS – Save Our Spectrum” dont le siège est à Luxembourg. Le groupe mène des campagnes en vue d’assurer un accès sans interférence aux fréquences nécessaires aux utilisateurs et producteurs de PMSE.

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